Evasions

La Trappe

Ayant ainsi posé toutes les bases du problème, restait à passer à l’exécution de nos grandioses projets. Ce qui ne tarda pas. D’abord le départ : la trappe de sortie de la chambre. Partie des plus délicates, sinon la plus délicate des travaux ; en effet, la trappe est la seule partie du tunnel aux yeux de tous, et en particulier des allemands qui font souvent des fouilles de chambres uniquement dans le but de découvrir une trappe et par la suite un tunnel. Nous ne voulions pas retomber dans l’erreur de notre tube de printemps où nous avions découpé dans le plancher une trappe carrée que nous soulevions pour descendre. Le problème consistait à trouver une trappe invisible même aux yeux des connaisseurs ou des chercheurs. Nous décidons de voir très grand. En effet, le plancher de la chambre se composait de six panneaux de planches à peu près carrés (planche III), trois de chaque côté de la chambre ; ces panneaux étaient ensuite vissés sur des poutres horizontales soutenues elles-mêmes par des poteaux s’enfonçant dans la terre ; sans hésitation, nous décidons de dévisser un des panneaux du fond de la chambre et de le soulever chaque fois que nous aurions à descendre, comme un couvercle de boîte. Seule la partie du panneau du centre de la chambre sera soulevée, l’autre côté opposé restant fixé au mur de cloison. Ce mode de trappe présente l’inconvénient de ne pas être très discret au moment de l’ouverture, vu ses dimensions de 2 x 2m environ ; mais, nous nous arrangeons pour disposer des châlits tout autour. Par contre, cette trappe présente l’avantage d’être totalement invisible, à telle enseigne que lorsque les allemands, après le meurtre de Rabbin, auront découvert le tunnel par l’autre bout et qu’ils se seront ensuite précipités dans notre chambre, ils ne découvriront jamais par eux-mêmes le système de trappe ; il faudra qu’un des français présents le leur indique. Autre avantage, celui de pouvoir descendre ou sortir à deux ou trois à la fois, très rapidement. Chaque fois que nous bougerons la trappe, nous prendrons toujours le soin de reboucher les fentes de jonction avec de la poussière ou des petits copeaux que nous balayerons dessus. Inutile de dire aussi, qu’à chaque entrée ou sortie, un système de guet extérieur fonctionne pour prévenir toute arrivée inopinée d’allemand ou même de français. Au bout de quelques mois, cette trappe faisant un peu de bruit à chaque ouverture ou fermeture, pour éviter que ce grincement ne s’entende des chambres voisines simplement séparées de la nôtre par une mince cloison de planches, nous mettons en marche le phono qui couvre le bruit de la trappe. Que d’émotions autour de cette trappe. Il est impossible d’oublier les moments d’écoute, lorsque le travail de chaque jour terminé, nous allions coller notre oreille sous la trappe pour écouter si un étranger à la chambre n’était pas juste au-dessus en visite. Nous tapions alors discrètement un petit coup sous la trappe pour avertir de notre présence et de notre désir de sortir. Aussitôt, la trappe était soulevée, ou bien, en cas d’alerte ou de visite inopportune dans la chambre, le phono se mettait à tourner et le disque du fameux air des Pêcheurs de Perles, l’air de la Déesse chanté par Caruso, se faisait entendre pour nous signifier : alerte, ne bougez pas, attendez en dessous. En plein hiver, avec la neige que nous amenions de dehors avec nos sabots, le plancher était trempé et notre trappe gonfla un peu ; nous fûmes obligés de la raboter légèrement, comptant bien que l’été suivant ne nous verrait pas à la même place, car alors il est probable que, revenue à sa structure normale, la trappe devait laisser des interstices importants. A côté de la trappe, un nœud dans le plancher fut enlevé et le trou ainsi fait nous servit à communiquer des petits messages écrits sans que nous ayons besoin de soulever la trappe. Pascal, atteint de claustrophobie, c’est-à-dire, ne pouvant descendre en plongée sous peine de ressentir la sensation d’étouffer, fut désigné comme conservateur de la trappe, chargé de son entretien et de son camouflage. Il s’acquitta toujours de cette tâche à la perfection. Ce fut une bonne assurance pour nous que d’avoir pu utiliser ce mode de trappe, la plus secrète qu’il fût, et, quelle satisfaction lorsque nous avons pu la soulever pour la première fois. Par exemple, juste dessous nous n’apercevions qu’un terrain de terre et de sable affreusement sale, repaire de tous les rats et bestioles d’un camp de prisonniers et ceci, à 30 centimètres de profondeur à peine. Restait à plonger et à faire les taupes à notre tour. Le 8 septembre, c’est Cornut-Gentille qui eut l’honneur d’avaler le premier cette poussière et de creuser une petite cavité d’entrée qui devait nous amener six mois plus tard à 120 mères de là, en pleine liberté.