En Lorraine :
Dès la déclaration de guerre, les habitants des bourgs et des villages frontaliers durent partir avec tout ce
qu'ils pouvaient emporter ; les chevaux furent attelés sur les charrettes et chars à bancs, les automobiles
furent bourrées de tout ce qu'elles pouvaient contenir avec les personnes. Des jeunes, garçons et filles
suivaient à bicyclette ; tous avaient le visage grave et triste. Les animaux étaient restés en liberté dans les
champs environnants, autour des hameaux et des fermes. Les routes étaient encombrées de véhicules de
toute sortes, en longues files qui se dirigeaient vers des lieux ou des gares de rassemblement. Ce fut
l'exode, un des épisodes les plus émouvants de cette guerre.
Tous ces malheureux évacués furent dirigés vers les communes de l'ouest ou du sud de la France. Ils y
furent accueillis avec chaleur et dévouement, on les désignait sous le nom de « Réfugiés ».
Le 2 Septembre, nous étions sur la « Ligne Maginot », ensuite en forêt de Longeville (Warnd), devant
Saint-Avold. Nous fîmes des reconnaissances nocturnes, des patrouilles, des « coups de main ».
Les allemands avaient déjà placé des mines bondissantes contre le personnel ; je perdis un homme dès les
dix premiers jours ; c'était un orphelin élevé par un oncle, nous fûmes bouleversés.
Bientôt, nous nous rapprochâmes de Boulay. Je me souviens des noms des villages où nous avons
séjourné : Budling, Villing, Teterchen, Brettnach, Tromborn, Burtoncourt. L'automne, d'abord ensoleillé,
devint pluvieux, ce fut terrible.
Je me souviens d'un séjour de trois semaines au bois du « Petit Wolschler », pendant lesquelles il plut
sans arrêt ; nous vécûmes trempés jusqu'aux os, les trous où nous devions nous abriter étaient pleins
d'eau. De temps à autre, arrivait une volée d'obus allemands qui tombaient n'importe où. Nous n'eûmes
pas de pertes, c'était la « drôle de guerre » .
Bientôt les routes furent verglacées et la neige se mit à tomber. Nous fîmes de nombreuses patrouilles de
nuit, nous ramenâmes des prisonniers et des morts allemands. Nous nous infiltrions dans le secteur
ennemi la nuit, par les fossés, les vallées ou le lit des ruisseaux.
Nous passâmes Noël au camp de Veckring. Nous trouvâmes là un détachement du « Royal army's
Médical Corps ». Nos relations avec les anglais furent « sans façon ». Et je pense que nos amis d'Outre
Manche, qui ont vécu cet épisode, s'en souviennent toujours.
Nous eûmes la visite du Général Gamelin accompagné de Lord Chamberlain ; je fus désigné pour
présenter le piquet d'honneur à l'arrivée des deux personnages. Le Général de La Porte Du Theil qui
commandait la 42ème Division, à laquelle appartenait mon régiment, arriva le premier à l'entrée du camp.
Je lui avais déjà été présenté, il savait que comme lui, j'étais poitevin. Il me parla aimablement
et dit quelques paroles d'encouragement à mes soldats ; il les félicita aussi pour leur bonne tenue
et la propreté de leurs vêtements, après leur long séjour en ligne. Je devais revoir cet homme de coeur
après la guerre à Poitiers.
Peu de temps s'écoula, je vis alors descendre d'une voiture militaire le Général Gamelin et Lord
Chamberlain.Mes soldats, au garde à vous, présentèrent les armes, je saluai, le Général remercia d'un
salut... Merci ! dit-il
Nous fûmes invités à une soirée anglaise...
Sans façon, nous chantâmes en choeur : « It's a long Way »... Nous dansâmes en groupe « The Lambeth
Worlk », Nous hurlâmes « The Sigfried Line », et nous bûmes bière et wisky. Ce fut inoubliable...
A trois heures du matin, nous ramenions le commandant et deux capitaines allongés sur des civières.
Quelques jours plus tard, nous rendions aux anglais la monnaie de leur pièce : après vin rouge, pernod et
bière coulant à flots, « le Major » et trois autres de nos amis, nous quittèrent aussi sur des civières.
Nous organisâmes des parties de foot-ball, de cartes franco-anglaises et des soirées musicales, où nous
écoutions Léo Marjane dans "« seule ce soir », « La chanson de la pluie », « La chanson de Katia », Rina
Ketty était aussi à l'honneur avec « J'attendrai ». L'ambiance était insouciante et gaie...
Il nous fallut bientôt repartir pour les avant-postes. L'hiver n'en finissait pas.
Bientôt, nous redescendîmes de la frontière par Amnéville, Rosselange, Rombas, Moyeuvre...etc.., puis
nous gagnâmes Pont à Mousson. Je fis alors des stages pour devenir observateur ; ce fut d'abord Erville
pour le chiffre et le renseignement, puis Frescati pour l'observation en avion.
Je demeurais affecté à mon régiment et je pouvais être rappelé d'un moment à l'autre en cas de besoin. A
chaque occasion, j'allais à Metz avec des camarades.... Nous y mangions de délicieuses choucroutes...
Le printemps revint enfin, un printemps lourd de menaces et d'incertitudes. Nous y rejoignîmes le secteur
de Boulay. Tout recommença : coups de main avec le groupe franc, reconnaissances et patrouilles de nuit.
En mai, nous sûmes que les allemands attaquaient et progressaient en Belgique. Le régiment fut embarqué
précipitamment (camions, autobus etc..). Le 18 Mai nous étions sur l'Aisne entre Berry-au-Bac et
Pontavert. Dans les jours qui suivirent, je fus chargé d'explorer le pont de Pontavert et ses alentours, et
surtout de m'assurer qu'il n'était pas miné. L'entreprise était périlleuse étant donné la proximité des
allemands qui occupaient une partie de Pontavert. Deux de mes groupes protégèrent ma progression.
J'allai, seul, sous le pont, puis sur les deux côtés et enfin dessus. Un tir allemand d'arme automatique se
déclencha, des obus de mortier vinrent éclater dans les parages, mes hommes réagirent aussitôt, et pendant
le temps que dura le tir, je pus rentrer en rampant le long d'un buisson. La nuit suivante, nous formions
une tête de pont côté ennemi.
J'obtins une citation à l'ordre de la Division avec croix de guerre et étoile d'argent.
Nous quittâmes ce secteur peu de temps avant l'attaque générale allemande. Tout se déclencha un matin
au lever du jour, ce fut grandiose : Les Stukas bombardèrent en piquant vers le sol, des obus de gros
calibre s'abattirent en grappes assourdissantes autour de nous, des armes automatiques claquèrent de
toutes parts. Cela dura des heures puis les chars arrivèrent. Nous étions près de Cauroy les Hermonville ;
je dus protégé le repli de la compagnie, je restai seul avec un groupe jusqu'au bout. La compagnie sauvée
pour peu de temps laissa des morts et des blessés sur le terrain.
Je fus fait prisonnier à quatorze heures de l'après midi, avec une poignée d'hommes. Mon agent de
transmission Pichon avait été blessé d'une balle au bras droit près de moi.
Les allemands continuèrent promptement leur progression. Deux des leurs nous conduisirent au P.C. de
leur commandant, l'un des deux hurlaient des insultes derrière nous. Après une marche d'un kilomètre
environ, nous arrivâmes à une maison évacuée où le commandant allemand avait installé son petit étatmajor.
A quelques pas du seuil, un officier allemand, grand, mince et tout jeune s'avança vers moi et me
désignant le soldat qu'il avait entendu crier des insultes : « Monsieur, ne faites pas attention à ce crétin »
dit-il. Il me parla de la France, de Dieppe où il avait un ami, chez qui il venait en vacances se promener et
boire du vin rouge. Je suis aujourd'hui le médecin de service du P.C. prononça-t-il en regardant le bras
gonflé de Pichon.
Il parlait un français pur et sans aucun accent. Je lui recommandai mon blessé « Soyez tranquille »
me dit-il. Puis, il m'entraîna poliment vers le bureau du commandant....La porte était grande ouverte,
le médecin me fit passer le premier ; je fis un pas et je saluai : « Entrez, entrez Monzieur » dit le commandant,
« Nous n'avons aucune haine ! ».
Je vis un homme d'une cinquantaine d'années, de taille moyenne, très basané, debout derrière une table
qui lui servait de bureau. Il était flanqué de deux officiers : un capitaine à sa droite, un lieutenant à sa gauche.
« Vous avez perdu » prononça - t- il avec un fort accent tudesque, « vous avez préféré le beurre, nous
avons préféré les canons ! Mais soyez tranquille, à l'automne prochain, vous serez de retour chez vous,
après la défaite de l'angleterre, vous verrez, vous verrez ».
Je hochai la tête. Il regarda ses officiers en disant : « il ne nous croit pas, vous savez messieurs, et
pourtant c'est notre chef qui l'a dit. Notre chef Hitler, ne se trompe jamais... il ne peut pas se tromper..
même s'il le voulait !..Il est .. Comment dites-vous en français ?.....in..fa..illiple ! ! ! !
Je compris à quel point l'armée allemande était endoctrinée par le nazisme. Les officiers gardèrent
un visage fermé, le médecin avait le regard vague et absent. Je revis en pensée la figure inquiétante
du dictateur...
Peu de temps après, je fus acheminé vers Roucy où dans l'immense cour limitée par l'église et l'école, je
retrouvai d'autres officiers de mon unité. J'y trouvai également les cadres d'un bataillon de chasseurs
alpins de la région de Nice. L'un des lieutenants de ce groupe devint très vite mon ami, nous ne nous
quittâmes plus. Après une semaine où nous couchâmes sur des matelas dans une vaste pièce de l'école, il
nous fallut partir pour Laon en autobus. Nous franchîmes l'Aisne sur un pont de bateaux et nous
arrivâmes à la gare de cette ville. Puis, ce fût Trêves, Berlin et la Poméranie.
Le camp où nous fûmes déposés avait déjà été occupé par des Juifs et des gens hostiles au régime
hitlérien. Nous nous trouvâmes dans des baraques en bois, groupées dans une plaine sableuse, immense,
ponctuée d'étangs et limitée par des horizons sombres de petits sapins noirs. Le lieu était triste et
monotone. Nous organisâmes notre vie en cet endroit perdu. Nous couchions dans des châlits à trois
places superposées, plutôt inconfortables. La nourriture se composait de soupes aux feuilles d'orties ou de
betteraves, le pain était fait d'un mélange de farine de maïs et de plantes broyées. Nous recevions chaque
mois, de nos familles, un colis contenant des légumes secs, des pâtes et des haricots. Ces colis nous
sauvèrent la vie tout au long de notre captivité. Dans les six premiers mois, nous pouvions trouver à la
cantine des aliments carnés : boeuf en boite, pâté, porc « sausage » etc.. Nous payions en marks de camp,
(nous recevions ½ solde de la France). Le cantinier allemand, ancien marin parlant français, faisait du
marché noir ; puis, il échangeait nos marks de camp en marks légaux. Dénoncé et condamné, il eut la tête
tranchée à la hache en place de Schneidmulh, groupés en « popotes » par deux ou trois, nous mettions nos
colis en commun et arrivions à manger suffisamment pour subsister.
Nous étions tenus au courant des évènements par des camarades qui étaient arrivés à construire plusieurs
postes à galène avec des pièces détachées enfouies dans les boites de conserves des colis.
En 1942, notre camp fut transféré à Arnswalde, petite ville à une centaine de kilomètres au sud de Stettin.
Nous habitâmes alors une immense caserne de béton avec cuisines militaires aménagées. Nous
organisâmes des cercles d'études qui nous permirent d'augmenter notre culture d'une façon agréable et
variée. Les professeurs agrégés ne manquaient pas, les écrivains et les juristes non plus. Ils avaient nom :
Ratinaud, Genailles, Enjalbert, Louis Francis, Armand Lanoux...etc.. Grâce à tous ces camarades
d'infortune, si la captivité fut famélique, elle fut également studieuse, voire enrichissante.
Les mois, les Pâques, les Noëls, les saisons, les années passèrent.
En Janvier 1945, nous voyions défiler sur la neige gelée, des voitures à cheval, des traîneaux...
Le canon russe tonnait dans le lointain.
Nous dûmes quitter le camp d'Arnswalde, et, tantôt à pied, tantôt en chemin de fer, nous traversâmes
l'Allemagne.... Nous vîmes Hambourg, immense champ de ruines et des villes, des bourgs, en miettes de
pierres. Enfin, on nous arrêta à Wietzen Dorf, camp insalubre où nous restâmes peu de temps.
Ce fut le lieu de notre libération.
Un matin, un officier américain vint nous prévenir que nous devions nous préparer à franchir la ligne de
feu : une trêve avait été conclue entre les anglo-américaine et les allemands, pour nous permettre de
passer. Le lendemain, nous étions à Bergen. Le bourg avait été partiellement vidé de ses habitants par les
alliés ; Nous nous installâmes tant bien que mal dans des maisons pleines de vivres que les habitants
n'avaient pu emporter. Ce fut pour nous l'abondance : jambons, saucisses et conserves de toutes sortes
avaient été dissimulés dans des coffres, dans les pendules, dans les caves.
Les officiers anglais voulurent absolument nous montrer le camp de déportés de Belsen à quelques
kilomètres. Nous y allâmes par petits groupes accompagnés. Au milieu d'un charmant bois de pins et
sapins, au détour du chemin, ce fut tout à coup l'horreur et la honte : baraques alignées en longs rangs,
fosse bourrée de cadavres squelettiques, vision de morts-vivants aux yeux fous, au regard intense, jeunes
filles atteintes de dissenterie, souvent accroupies et incapables de se relever seules... Nous restâmes à
l'entrée du camp car les baraques étaient pleines de déportés atteints de typhus.
Tout ceci avait été voulu, pensé, organisé et réalisé par les maîtres du Reich allemand ! Quelle Honte ! ! !
Nous regagnâmes Bergen sans parler, le coeur triste.
Chaque matin, un convoi de camions canadiens passait à proximité de la maison où j'étais installé avec
quelques camarades. Ces camions allaient prendre ravitaillement, armes et munitions apportés par
l'aviation anglaise à l'aérodrome de Celle, près de Hanovre.
Un matin, après un arrêt éclair, nous étions une dizaine à bords des camions. Le voyage fut rapide. Les
aviateurs anglais furent chaleureux. Ils nous embarquèrent sans façon dans leur « Dakota » (Douglas III),
et à l'heure dite, nous décollions du sol allemand.
Vers midi, nous étions à Bruxelles, où nos amis belges nous firent un accueil inoubliable : long tour de
ville dans des tramways couverts de drapeaux français, allégresse générale et gaîté autour de nous..Ils
avaient tout prévu !... Puis nous rentrâmes en France par des trains plus ou moins disloqués, détériorés par
la guerre.
Le 30 Avril 1945 au soir, je retrouvais ma famille et ma maison de Saulgé. J'avais porté l'uniforme durant
sept années consécutives. Ma robuste santé était ébranlée et je devais rester profondément marqué par cet
épisode cruel que fut la guerre. J'avais 27 ans !.
HILAIRE RETAUD
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